top of page

Entretien relue et corrigé par Mr Phum Knoh.

Entretien avec Phum Knoh (nom d’emprunt signifiant « Village Jaquier »), né en 1955.

Anonymat : Je préfère ne pas trop dévoiler mon identité car j'ai encore une partie de ma famille qui est restée au pays. Je crains que mon témoignage puisse heurter la sensibilité des dirigeants du Cambodge.

 

Je me présente comme un survivant du régime Khmer Rouge. J'avais 20 ans lors des événements ; ceux-ci ont interrompu tous mes projets d'études et mes projets professionnels.

 

Contexte familial :

J'étais célibataire. Je suis d'une famille très nombreuse et assez aisée. La situation économique du pays n'était pas très brillante mais nous avions ce qu'il fallait pour pouvoir vivre aisément et dans de très bonnes conditions.

 

A ce moment-là, je préparais le concours d'entrée en médecine.

 

Ça a commencé en avril 1975. Les Khmers Rouges sont arrivés au pouvoir et sont entrés dans le pays. Ils ont vidé toutes les grandes villes. Beaucoup de familles se sont retrouvées éparpillées parce qu'à ce moment-là, on nous interdisait de rentrer chez nous. (Ce jour-là, c'était le jour du Nouvel An ; chez nous, ça se fête pendant 3 ou 4 jours et chacun va un peu partout). Moi-même, j'étais avec ma mère dans le nord Phnom Penh. Quand les Khmers Rouges sont entrés dans la capitale, il m'a été impossible de rentrer chez moi dans le sud de la ville.

 

Évacuation de Phnom Penh

Ma mère et moi avons été chassés de Phnom Penh, les mains vides, sans provisions ni habits, sans rien du tout.

 

Le régime des Khmers Rouges a duré près de 5 ans, jusqu'à l'arrivée des troupes vietnamiennes qui sont entrées au Cambodge pour soi-disant nous « libérer » ou plutôt pour … enfin, ce sont les dessous de la politique. Je ne veux pas dire « envahir » parce que, sans cette intervention, je ne serais peut-être pas là devant vous.

 

C'était un régime où l'on devait cacher son identité. Le moindre signe d’intellectualité était un crime de trahison ; tous les fonctionnaires, ou ceux qui avaient un lien avec l'ancien régime, que ce soient les républicains ou les royalistes, tous étaient menacés de mort. Les Khmers Rouges ne faisaient aucune distinction ; ils voulaient créer un nouveau régime qui leur soit propre à eux. D’où ça venait ? Est-ce que c'était l'influence de la Révolution Culturelle chinoise, sachant que Pol Pot était très étroitement lié avec la Chine de l’époque ?

 

La Révolution Culturelle chinoise avait une forte influence sur eux. Je ne sais pas vraiment ce qu'ils voulaient faire en réalité. Dans leurs slogans, ils disaient bien qu'ils voulaient faire plus que le communisme lui-même. Donc, ce que la Chine avait fait pour son pays, à savoir je ne sais combien de millions de morts, pour Pol Pot, ce n'était pas assez. Que ce soit en nombre de tueries ou de lavages de cerveaux, pour créer une société nouvelle, il fallait faire plus.

 

C’étaient des Khmers, nous parlions la même langue. Nous avions les mêmes traditions (je dis « avions » parce que les Khmers sont très pudiques ; ils sont, par tradition, très croyants, ils savent ce que sont le bien et le mal) mais du jour au lendemain, vous ne reconnaissiez plus votre propre voisin.

 

Quelle différence entre Khmers et Cambodgiens ?

Les Cambodgiens sont tous pareils. Sauf que “Cambodge” est une appellation française. Depuis des lustres, nous nous appelons « Khmers » et notre pays, c’est le Kampuchea. Peut-être que la France a retranscrit phonétiquement Kampuchea/Cambodge ?

 " Khmers Rouges " : ce sont des Khmers ; "rouges" parce qu’ils sont communistes.

 

Quel regard avait le PCF sur les Khmers Rouges ?

Les communistes français ne peuvent pas dire qu'ils ne connaissaient pas tous les dirigeants qui ont eu sur les mains le sang de leur propre population durant ces temps-là, du fait que, quand Pol Pot était ici, en France, il a fréquenté les gens du PCF. Celui qui était le chef de l'Etat du Cambodge aux temps des Khmers Rouges, Khieu Samphân, a passé son Doctorat en Sciences Économiques en France.

C’étaient des personnes instruites mais qui avaient une idéologie ou qui agissaient autrement que par la pensée.

 

Aujourd'hui, il y a le Tribunal International qui vient de condamner le chef de l'état Khieu Samphân et l'autre dirigeant haut placés, Nuon Chea, à la prison à perpétuité.

 

Pendant que les Khmers Rouges dirigeaient le pays, ils avaient un siège à l'ONU, ça c'est fort ! Comment l'opinion internationale ne voyait-elle pas notre malheur ?

 

Ils ont fermé le pays. Ils montraient à l’extérieur l'image d'un pays qui se développait. “On travaille dans la joie et la bonne humeur, laissez le peuple cambodgien diriger seul son propre destin”. Mais c’était de la propagande. On a reconnu, 4 ou 5 ans après, que, derrière tout ça, il y avait une situation très difficile à gérer. Le peuple cambodgien se demandait pourquoi il n'y avait personne pour se demander si c'était vrai, ce qu'ils disaient, se contentant de ce que disait leur propagande. Il n'y a pas eu de vérification, même pas au siège de l'ONU.

 

Quelle signification a cette reconnaissance du terme de « Génocide » ?

Pour nous, le terme « génocide », c'est le fait d’anéantir une partie d'une population ou d'une ethnie. Chez nous, il n'y a pas d'ethnie. C'est le même peuple, nous sommes un seul peuple. Je comprends qu'on utilise le terme de génocide pour ce que les Allemands ont fait pendant la seconde guerre mondiale envers les autres peuples. Tandis que nous, on fait partie d'un seul peuple.

D'après le Tribunal International, ce terme est juste pour désigner ce que les Khmers ont commis durant leur règne. Pour moi, ce terme-là n'est pas assez fort. Parce que, quand on tue sa propre population, ça, ce n'est pas un génocide. Je ne sais pas par quel terme désigner cela. Pour notre malheur, c'est bien plus fort.

Pour prendre l'exemple de mon épouse, ce qu'il lui est arrivé est bien pire. Sur 6 frères et sœurs, elle et sa mère, sont deux survivantes de la famille.

De mon côté, j'ai peut-être eu de la chance de quitter ce régime en 79. Sur 8 frères et sœurs, je n'ai eu que 2 sœurs tuées, dont une que ma famille ne voulait pas me laisser voir, parce qu'elle a été tuée dans le camp de concentration de Phnom Penh. Il paraît que la photo était très difficile à supporter. Je suis allé tout seul pour m’y recueillir, mais je n'ai pas pu. Peut-être que l'image était trop forte, je ne la reconnaissais même pas. Tout ceci reste ancré dans notre mémoire au point que, pour nous qui avons vécu sous ce régime, c'est difficile à digérer.

Je ne veux pas leur mort. Il y a eu un jugement, soit. Mais la question subsiste : pourquoi ont-ils fait ça ? On n'a pas de réponse. Il faut chercher la réponse soi-même ; on ne la trouvera jamais.

Moi, j'ai perdu, sans parler de biens matériels...au niveau intellectuel, on a beaucoup perdu. Nous avons perdu notre identité. On a vraiment tout perdu. Se reconstruire, ici ou ailleurs... enfin, on n'est plus comme avant, il nous manque toujours quelque chose. Certaines familles ont été complètement anéanties.

 

L’Indépendance de 1953

9 novembre 1953 : le Cambodge, monarchie constitutionnelle, protectorat français depuis juillet 1863, obtient son indépendance et devient un Etat souverain. C'est l'aboutissement de la "Croisade de l'Indépendance" menée par le Roi Norodom Sihanouk.

Je suis né en 1955 alors, l'indépendance, je savoure. Du régime du prince Sihanouk, nous, les jeunes de cet âge-là, 15-16 ans, on ne voit que la gaîté. Mis à part qu'à la fin, avant que le régime républicain ne prenne les rênes du pays, on sent quand même (malgré notre âge) que le pays a un problème, avec le Vietnam et avec les Américains qui font la guerre au Vietnam. On sent qu'il y a quelque chose qui ne va pas, on écoute mais nous, qu'est-ce qu'on peut faire ? On se demande ce qu’il se passe mais qu’est-ce qu’on peut faire ?

 

Il est triste pour notre pays que la paix n'ait jamais duré. Il a toujours basculé à droite ou à gauche.

 

1960 : Pol Pot crée le Parti Communiste Khmer.

18 mars 1970 : un coup d'état, organisé par le général Lon Nol, destitue Norodom Sihanouk, chef de l'Etat, qui s'exile à Pékin. La monarchie est abolie. La République sera proclamée le 9 octobre.

 

Y a-t-il eu des signes avant-coureurs de ce coup d'état ?

Non, mais on a beaucoup joué avec la jeunesse pendant ce coup d'état.

Je faisais partie de cette jeunesse-là. Il faut savoir que le Cambodge et le Vietnam ne sont pas de grands amis à cause de l'histoire qu'on nous a racontée, selon laquelle le Vietnam avait pris le dessus sur notre pays. Le régime républicain a donné tous les torts à la partie nord-vietnamienne, accusée d’être en train de nous envahir avec l'aide du prince Sihanouk. Il fallait donc le destituer : tout le monde devait se soulever pour chasser l'envahisseur et, en même temps, mettre un terme au régime du prince Sihanouk.

C'est en cela que je dis que le régime a joué avec la force de la jeunesse. L'agitation de la jeunesse était immense. Pendant toute cette année-là, on ne travaillait plus. Les écoles se transformaient en camps d’entraînement, on ne faisait plus grand chose, on faisait la police interne.

C'est une année qui a été complètement perdue pour l’éducation, même s'il y avait les examens à la fin de l'année. On ne peut pas dire que le niveau scolaire ait été au top cette année-là. Il est remonté les années suivantes ; malheureusement, le régime Khmer Rouge était plus fort que le régime républicain. Quand je dis plus fort, c'est que le régime républicain a perdu la guerre.

 

François Bizot, qui travaillait pour la reconstruction du site d'Angkor, a été prisonnier des Khmers Rouges durant 3 mois. Quand les Khmers Rouges l'ont relâché, il avait tous les renseignements pour que le monde entier soit au courant de leurs intentions. Quand il a regagné Phnom Penh, il a fait part de ce qu'il avait vu, de ce que les Khmers Rouges avaient transmis par son intermédiaire aux dirigeants occidentaux, mais personne ne l'a écouté.

François Bizot : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Bizot

Il faut dire aussi que c'est grâce à son geôlier qu’il est toujours en vie. C'est le seul qui l'ait reconnu. Les autres le prenaient pour un espion américain. Il est le seul à l'avoir reconnu en tant que bonne personne, qui travaillait à l'École française d'Extrême-Orient et à la préservation du site d'Angkor, ce qui ne l'a pas empêché d'être maltraité.

 

Notre malheur à été de trop compter sur les Américains qui inondaient et polluaient notre pays avec leurs dollars. Ils ont corrompu notre pays. Nixon avait promis que s'il gagnait les élections, ils se retireraient du Vietnam et du Cambodge, ce qui a été le cas. Ils se sont retirés pratiquement du jour au lendemain. Tout s'est agité, tout s'est écroulé.

 

Comment le coup d'état de 70 a-t-il été perçu par la population ?

C'était une population qui vivait dans la peur. Donc, elle a accueilli plus ou moins bien la république, du fait qu'on n'avait plus de roi à cette époque-là. C'était la reine mère qui gardait le trône mais elle n'avait aucun pouvoir, tandis que le Prince Sihanouk dirigeait tout ce qui était politique.

 

Mais, comme partout, à force de voir les mêmes qui dirigent, au bout d'un moment, la population s'en lasse un peu. Je trouve que la république a été assez bien accueillie. C'était mon avis de jeune de l'époque. Je voyais un changement et pourquoi pas, ça allait favoriser le pays.

 

Avant la république, le système scolaire khmer était basé sur le système scolaire français. Tout, y compris le BAC. La république a mis en marche la khmérisassions : tout en notre langue. Vous ne pouvez pas imaginer la vitesse à laquelle l'assimilation de la connaissance est devenue importante. Au lieu de réciter par cœur, on assimilait d’abord par la compréhension. Et là, c'était très fort.

Pour ça, je reconnais que dans l'enseignement, le régime républicain a fait très fort.

 

Moi, j'étais en Terminale, je passais mon BAC. La khmérisassions était faite par une équipe qui devait traduire tous les enseignements dans notre langue. Mais ils étaient à la traîne à tel point que parfois, on devait attendre une semaine pour avoir la traduction réelle.

 

J’entre à la faculté de médecine de Phnom Penh et tout est de nouveau en français.

Imaginez que vous avez fait de la 6ème à la Terminale en khmer, vous entrez à l'université et tout redevient en français. Pourquoi ? Parce que les enseignants continuent en français pour moitié, vu que nos docteurs ne sont pas très habiles à enseigner en khmer. Ils parlent khmer mais les termes techniques médicaux, il n'y a personne qui en ait fait la traduction.

 

Ça prouve bien que c'est un système qui vit presque au jour le jour. On n'a pas anticipé avant de lancer cela. Pour les réformes qu'on met en place ici en France, on travaille 3, 4 ou 5 ans avant. On ne les met pas en place tout de suite, on les a envisagées au moins 1 an à l'avance.

 

Les réformes, c’est bien mais, malheureusement, l'arrivée des Khmers Rouges a tout arrêté.

 

Je crois que le régime actuel ne s'est pas mal débrouillé pour l'enseignement, bien que les enseignants soient très mal payés et maltraités aussi ; tous ces enseignants se donnent corps et âme pour l'éducation.

 

Je parle de cela parce que la France a accueilli pas mal d'élites cambodgiennes. Malgré ce qu'ils ont vécu, trente ans après, il y a une certaine élite qui a vu le jour sur la scène internationale.  Il faut remercier les enseignants dans tout le pays. Mais quand vous parlez de ça, des conditions de vie et de la façon dont ils sont considérés... Ils en bavent sérieusement mais ils continuent à donner beaucoup.

 

Quand les Khmers Rouges sont arrivés, j'étais dans le nord de la capitale, à l’hôpital Calmette qui jouxtait l’ambassade de France. Je visitais un ami très malade.

Quand les Khmers Rouges sont arrivés, la circulation s’est arrêtée. On restait dans son coin en attendant de savoir quel allait être le sort des malades. Il s’est passé deux ou trois jours avant qu'on vienne nous dire que les malades devaient quitter l’hôpital et la ville, sous prétexte que les Américains allaient bombarder Phnom Penh.

 

On n'y croyait pas mais, avec un fusil dans le dos, on est sortis avec les malades, certains encore dans les lits à roulettes de l’hôpital, avec les perfusions suspendues. On est tous sortis.

 

Par la suite, j’ai été envoyé presque jusqu'à la frontière avec la Thaïlande, dans la région de Preah Vihear. C'est une région montagneuse que l'on disait aride. La culture du riz ne donnait prétendument pas suffisamment de quoi se nourrir. Mais en allant jusqu'à là-bas, c'est tout l’inverse que j’ai vu.

 

Pour moi, le régime Khmer Rouge, sans la tuerie ni l’impossibilité de se nourrir comme il faut, nous permettait quand même de mieux connaître notre pays. Moi, ça m’a permis de connaître mon pays. On n'avait pas les moyens et l'Education Nationale n'avait pas les moyens de faire des sorties pédagogiques. Ce n'est que dans les livres qu’on nous parlait de rizières (bon, tout le monde connaît la rizière), mais la vie économique et géographique et comment est le Cambodge, non.

 

Là, j’ai mis en pratique tout ce que j'avais appris dans les livres. Ça m’a permis de savoir réellement ce que l'on appelait une région aride. A force de travail, on arrivait quand même à subvenir à nos besoins aisément. Le nord était en réalité une région montagneuse très riche, avec de vastes forêts denses, très riches.

 

On dit « où il y a de l'eau, il y a du poisson, où il y a de l'eau, il y a du riz ». Il aurait suffi d'un peu de volonté de travailler pour vivre facilement. Mais sous ce régime-là, il y avait à manger, mais le système nous confisquait nos productions. On ne nous donnait pas suffisamment à manger et le système sanitaire était plus qu’inexistant. Il n'y avait rien.

Vous avez été confronté au travail ?

Ah oui, comme tout le monde sans exception ! Celui qui ne travaillait pas était un homme mort. L'un de leurs slogans disait « Vous garder en vie ne nous rapporte rien, vous supprimer ne nous coûte rien ». Il y avait beaucoup de malades, ils ne s'en occupaient pas, ne leur donnaient aucun traitement, jusqu’à ce qu'ils meurent. Ceux qui avaient la force de travailler allaient travailler.

 

Comment faisaient-ils la différence entre les gens de la campagne et les gens de la ville ?

La population était divisée en deux groupes distincts. Ceux qui avaient été “libérés” dès le début étaient considérés comme les maîtres ou contre-maîtres. C’étaient ces gens-là qui étaient chargés de nous surveiller. Ils avaient même le droit de nous tuer. Et il y avait ceux qui avaient été chassés de la ville en avril 1975, ceux-là, on les appelait « le peuple nouveau ». Ce « nouveau peuple » était sans aucune valeur.

 

Périodiquement, ils nous appelaient. Il fallait faire semblant de ne pas savoir écrire. Si vous teniez un crayon comme il faut, ils vous classaient comme « intellectuel ». Trois jours après, on vous appelait pour faire une étude quelque part. Quand les gens entendaient « étude » ils se disaient que c'était bien, que le régime se réveillait, on les envoyait faire une étude, mais qu’elle étude ? Ils ne revenaient jamais.

Le mot « étude », on a compris quelque temps plus tard qu'il ne fallait pas y croire.

 

Ils inventaient des termes nouveaux sous prétexte de termes « révolutionnaires » (comme la Chine d'ailleurs). On parle des slogans de Pékin dans les haut-parleurs qui, le matin, dictaient ce qu'il fallait faire ; eh bien, c'était pareil.

 

Quand on nous envoyait dans un camp de travail, faire des barrages de terre avec des pioches et des paniers et que la nature reprenait ses droits au bout de quelques mois par la force de l'eau. Ils s'en foutaient, il fallait travailler, reconstruire et réparer.

 

Quand vous vous désigniez...parce qu'il y a des gens qui se sont désignés, soit parce qu’ils pensaient qu'ils auraient une vie meilleure en allant « étudier », que leurs capacités étaient reconnues et qu’ils pourraient avoir quelque chose de mieux, soit parce qu’ils se lassaient de la vie en se dénonçant tout en sachant ce qui les attendait.

J'étais instituteur, j'étais professeur ou j'étais dans l'armée, ou ceci, cela… Après vous être dénoncé où avoir été dénoncé par quelqu'un d'autre (ça aussi, ça arrivait), moins d'un mois après, vous étiez appelé.

 

Dans une discussion anodine, entre gens dits du "nouveau peuple", on se parlait : “ qu'est-ce que tu faisais avant ?” etc...  Malheureusement pour la personne qui avait la faiblesse de ne pas faire attention et se confiait. C'est comme le kapokier, c'est un arbre qui donne un fruit et dans ce fruit, il y a comme du coton qu'on utilise pour les coussins ou les matelas. Et kapok en Cambodgien, ça veut dire « sourd ». Entre nous on disait « il faut planter un kapokier devant chez soi ». Quand je dis « chez soi », c'est qu'on vous avait attribué un petit coin, vous faisiez une petite cabane pour vous mettre à l’abri des intempéries. Ce n'était pas une maisonnette ni des pilotis. [J’étais avec ma mère et on n'avait qu'une cuillère qu'on avait ramassée sur notre route, pendant l'exode. On avait une petite assiette en métal, usée et trouée un peu partout à force d'être utilisée. On faisait fondre du plastique pour boucher les trous. Ici les chiens avaient du meilleur matériel que nous].

 

Le camp

Dans chaque village, ils avaient séparé les familles pour mieux gérer la chose et les jeunes étaient départagés. De 14-15 ans jusqu'à 30 ans, les jeunes “dans la force de l'âge ” étaient séparés de la famille et allaient habiter dans un camp, mais n’étaient pas mieux lotis que les autres. Les filles d'un côté, les garçons de l'autre. Il n'était plus question d'amourette. C'était fini. Si on en voyait en train de discuter, le soir, il leur fallait passer devant le chef de groupe qui leur expliquait que ces pratiques n'existaient pas dans le Kampuchéa démocratique.

 

Il y avait Angkar. Angkar était un terme qui désignait l'organisation dirigeante. On ne savait pas qui c’était. Est-ce que c'était Pol Pot ? Qui ? En fait, celui qui nous gouvernait, même au niveau du village, pouvait s'appeler Angkar. Et c'est cet Angkar-là qui dictait le sort du mariage. Les futures les mariés n’avaient aucun mot à dire. Dans la tradition Khmère, le mariage est une cérémonie très importante. Dans notre culture, on peut passer de 3 jours à 1 semaine à préparer un mariage.

 

Là, ça durait 3 minutes. Tu étais assis devant tes amis qui étaient derrière toi et le représentant du village qui était là (comme dans les cérémonies à la mairie ici, en France). On disait qu'on se prenait pour épouse, époux, tu es ok ? Oui ! tu es ok ? Oui ! Et voilà, tu étais marié. Peut-être qu'ils connaissaient leur lune de miel la première nuit mais ensuite, c'était chacun dans son camp de travail.

 

Quel était leur but ?

Séparer pour régner. On nous séparait de notre famille. Nous, on était adultes, on savait et on réfléchissait. Mais les enfants... séparer pour régner. Les enfants avaient le droit d'aller à l'école, mais pour apprendre quoi ?

Ils étaient alphabétisés, très bien, mais ils apprenaient aussi à épier leur famille. C'était Angkar leurs nouveaux parents. Nous, nous n’étions rien. Il y a des parents qui sont morts dénoncés par leurs enfants. Mais les enfants n'y pouvaient rien. Quand on lui demandait ce que faisaient ses parents, l'enfant répondait. Heureusement pour certaines familles, les enfants étaient trop jeunes pour comprendre ce que faisaient leurs parents.

 

Les enfants avaient cours le matin. Au déjeuner, ils avaient une ration meilleure que celle des adultes. C'est là que se créait un nouveau peuple, une nouvelle génération. C'est ça qu'ils voulaient conserver. Nous, ils s'en foutaient qu'on meure de faim ou de maladie.

 

En 4 ou 5 ans, on a vu une évolution. Le lavage des cerveaux a bien fonctionné chez ces jeunes-là. Si ce régime était toujours debout, ce seraient eux les nouveaux cadres du pays.

 

Comment on-t-il pu contrôler tout le pays ?

Il faut dire qu'avant de prendre le pouvoir, les Khmers Rouges travaillaient avec la Chine et le Nord-Vietnam qui les épaulaient. (Le Sud-Vietnam travaillait avec les Américains.) Les Américains ont fui ou l'armée cambodgienne n'a pas pu faire face sans leur appui.

 

On entendait à la radio les chefs de l'armée, les deux chefs de la religion bouddhiste demandaient à toute l'armée de déposer les armes.

 

Moi le premier, parce que j’étais devant l'ambassade de France. Je suis sorti dans la rue pour applaudir l'arrivée des Khmers Rouges. Je me suis dit que ça y était, mon pays allait retrouver la paix. Qui n'applaudit pas la paix ? Mais cette paix camouflée n'a pas duré une semaine.

 

Pourquoi l'armée Khmère Rouge était-elle aussi forte ? C'est parce qu'ils étaient inondés par une idéologie de haine. De la haine envers les classes sociales, de la haine entre la campagne et la ville. Comme si les gens de la ville possédaient tout, comparés à ceux de la campagne. Les gens ne mouraient pas de faim car avec un minimum de travail, tout pousse. Après le travail, vous alliez lancer une ligne de pêche dans la rizière et vous reveniez avec deux ou trois de poissons.

 

L'armée des Khmers Rouges n'avait pas besoin de beaucoup de matériel. Pas besoin de grosses chaussures comme les Américains. Ils allaient découper des semelles dans des pneus usagés de voiture et ça suffisait. S’ils n’en avaient pas assez, ce n’était pas grave, ils marchaient pieds nus. Ce n'est pas un pays qui a des contraintes climatiques comme le froid ; la chaleur, on y est habitué et si on marche sous la pluie, ce n'est pas gênant.

Ils ne cherchaient pas le confort physique. Ils travaillaient pour une idéologie qui leur était dictée depuis l'enfance.

 

Il y avait ce jeune qui traînait son fusil, un AK-47 ; Si lourd et si long, le fusil avait presque la même hauteur que le gamin qui le traînait dans la rue et le pointait vers nous pour nous chasser de chez nous.

 

On n'avait pas le droit de voyager. Si on voulait aller voir une personne d'une autre commune, il fallait demander une autorisation. Et ça, à une rue près. Il y avait des gens comme moi, qui s'en foutaient de l'autorisation. Je me faufilais au risque de me faire dénoncer.

 

Quel était le profil des Khmers Rouges ?

Les Khmers Rouges avaient ce point fort d'aller chercher la force dans la masse. La masse, parce que 80% de la population étaient des agriculteurs. Ils utilisaient quoi ? La haine. Tout ce qui était en ville était capitaliste, c'était l’impérialisme, et ce monde-là était à jeter, y compris sa propre famille.

 

Mes origines sont à la campagne. Mon père a énormément fait pour son village. C'est d'ailleurs mon grand-père qui à créer ce village. Quand une partie de ma famille est retournée dans son village d'origine, elle a été très mal traitée. Non pas par les oncles et tantes, mais par les cousins et cousines et d’autres personnes, qui savaient pourtant très bien d'où l'on venait. Certaines personnes ont même été tuées.

 

Dans ce contexte-là, il faut que quelqu'un porte la responsabilité. Ce sont les dirigeants Khmers Rouges que le Tribunal International a jugés. Très bien, mais si on cherche la responsabilité, c'est malheureux de dire ça, mais quand la grande masse n'est pas instruite, moins réfléchie, il suffit d'une parole qui réveille la haine et ça y est, le mal est fondu.

 

Ici en France, quand il se passe quelque chose, on en parle entre nous, il y a les pours, les contre, on échange des idées, mais là-bas, on ne pouvait pas échanger d'idées. Si on échangeait des idées, on faisait partie du clan à éliminer et vous disparaissiez.

 

Le mari de ma tante est venu nous voir pour nous demander protection. (Ma famille avait une assez grande influence). Pas une protection pour eux, mais pour le village. Une protection armée. On a envoyé une petite armée mais elle n’est pas restée indéfiniment. Elle faisait un tour dans la journée et rentrait à la caserne le soir. Quand les Khmers Rouges sont entrés dans le village, mon pauvre oncle a été très mal traité. Il en est mort.

 

Je cherche toujours à comprendre pourquoi cette haine. Est-ce qu’ils les soupçonnaient d'avoir mal considéré par leur propre famille ? Je ne crois pas. Quand on vient voir la famille à la campagne, on est toujours accueilli en grande pompe, on fait une fête, on prépare plein de choses, on leur apporte du matériel.

 

J'ai proposé à ma mère de retourner dans le village natal de mon père, où on avait de la famille, et, où on serait mieux accueilli. Ma mère m'a dit « surtout pas ! ». A la libération, quand j'ai revu ma famille paternelle, j’ai compris que j'avais bien fait d'écouter ma mère.

 

Comment s'est passée cette libération ? Combien de temps a duré ce régime ?

Ce régime a duré un peu plus de 4 ans. Il a pris le pouvoir en avril 1975 et a été chassé en janvier 1979.

 

On était toujours bien encadré et surveillé malgré les incidents à la frontière. Les troupes vietnamiennes qui entraient au Cambodge n’ont eu qu’à franchir la frontière. Entre la frontière du Sud-Vietnam et Phnom Penh, il y a à peine 100 km. Les troupes vietnamiennes les ont franchis en une journée. Il y a eu une forte résistance des Khmers Rouges paraît-il, mais avec la grande force du Vietnam, le pays a été libéré en 1 mois. Au nord, où j'habitais, je n'ai vu aucune résistance armée. Tous les dirigeants Khmers Rouges s'étaient sauvés, sans aucune résistance

 

Ils sont partis et se sont regroupés dans le Nord du pays, la région d’Angkor pour contrer la politique de nouveau soutenue par le Vietnam.

 

A cette époque-là, plusieurs partis se sont formés à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge.

Le parti nationaliste, le parti du Prince Sihanouk. Le FUNCINPC (Front Uni National pour un Cambodge Indépendant, Neutre, Pacifique et Coopératif). Ils luttaient contre le nouveau régime de Phnom Penh, une indépendance réelle du Cambodge

 

Les accords de Paris ont eu lieu pour mettre tous les acteurs politiques autour de la table. Ils ont permis de faire des élections supervisées par l'ONU, le 23 mai 1993.

C'était pour arriver à parler ensemble. Que le Vietnam quitte le pays, que les trois autres partis s’entendent pour organiser des élections. C’est le parti du prince Sihanouk qui a gagné ces élections mais, malgré cela, le régime de Phnom Penh a refusé ce résultat, exigeant que son parti garde la main sur la gestion du pays. Le prince Sihanouk a accepté la formation d’un gouvernement à deux têtes avec deux premiers ministres. L’un des deux était son propre fils ; l’autre était un ancien dirigeant Khmer Rouge qui avait fui les purges de Pol Pot pour sauver sa peau et se réfugier au Vietnam. C’est soi-disant lui qui avait demandé au Vietnam de libérer le Cambodge.

 

Attention au terme “libération”. Il faut l’utiliser à bon escient. L’aide du Vietnam n’était pas gratuite : il a bien profité de notre pays. Pour ceux qui, chaque jour attendaient la mort, c’était bien sûr une libération. Je remercie le Vietnam car, sans son intervention, je ne serais peut-être pas là, devant vous.

 

Mais ma femme était d’une famille bien distinguée qui possédait deux ou trois maisons. Quand elles sont retournées voir ses maisons, avec sa mère, elle les trouvées occupées par l’armée vietnamienne. Elles n’osaient pas demander à récupérer leurs biens. Toutes les propriétés étaient occupées par l’armée vietnamienne ou les gens qu’elle avait mis au pouvoir.

 

Les dirigeants Khmers Rouges qui se sont sauvés à l’arrivée des vietnamiens se sont regroupés dans le nord pour former une force armée Khmère Rouge. Certains se sont faits tout petits et ont réintégré la société sans être poursuivis. A quoi bon ? Il y a eu des actions punitives individuelles, mais il y a une sorte de tolérance dans la société. On ne peut pas juger la moitié de la population. Ils étaient obligés d’appliquer les règles de ce régime, qu’ils le veuillent ou non.

 

Aujourd’hui, les Khmers Rouges, c’est fini. Pol Pot est mort avant d’être jugé. Les autres dirigeants ont été jugés. Que reste-t-il de ce régime ? Des souvenirs…

Certains dirigeants actuels ont du sang sur les mains. Ils font semblant de ne pas avoir participé mais, même si on le sait et qu’on le désigne, il faut pouvoir le prouver.

 

Une personne a accusé l’ex-ambassadeur du Cambodge en France d’avoir été un dirigeant Khmer Rouge. Elle a été attaquée en diffamation et la justice française lui a donné tort. Il n’y a aucune preuve. Il n’y avait pas de photos, pas de documents. Quand vous étiez désigné pour faire le travail, il fallait le faire pour sauver sa peau. C’est ce que Douch a dit pour que sa peine soit allégée.

 

J’ai visité un camp d’extermination, dans la banlieue de Phnom Phen, un peu plus de 20 ans après ces événements. J’ai vu les fosses pleines d’ossements avec des tissus de vêtements qui flottaient dans l’air. Ça rend mélancolique, ça met en colère de penser à tous ces gens qui attendaient la mort sans résistance. Comment résister ? Personne ne pouvait se révolter. Il faut avoir des forces pour résister. Or, pour empêcher toute résistance, ils nous affamaient. On tenait à peine debout. Vous ne savez pas ce qu’est la faim. La faim pousse à trahir, à faire n’importe quoi, juste pour une bouchée.

 

Un jour, on m’a désigné avec un ami pour aller avec des tueurs, des gens qui avaient du sang sur les mains. Tout le village le savait. J’ai emporté un petit couperet qu’on avait toujours sur nous pour grimper les palmiers chercher le jus pour en faire du sucre. J’ai dit à mon ami : “dès que tu sens que le moment arrive, avant de mourir, il faut essayer de faire le plus de dégâts possibles.” Pourtant, nous nous sommes appliqués à être des esclaves pour ces gens. On coupait du rotin, trouvait la résine pour ce faire des torches. Ils ne faisaient rien, c’est nous qui faisions tout. Ils étaient nos maîtres. C’est comme ça qu’ils éliminaient les gens dans la forêt.

Je ne sais par quel miracle on nous a laissé la vie sauve. Tout le village, y compris ma mère, qui pleurait en nous croyant morts, a pensé que c’était un miracle.

 

Je retourne assez régulièrement au Cambodge depuis 2006. De nombreux membres de ma famille, mon frère, ma sœur, y sont encore.

Durant le régime, j’ai rencontré des gens de ma génération qui avaient été des chefs de camp. A force de les connaître et de parler avec eux, petit à petit, les langues se sont déliées. Eux aussi avaient été des victimes de ce régime. A cause de leur statut, ils devaient nous surveiller. S’ils cherchaient un moyen d’éviter de tuer quand on leur en donnait l’ordre, s’ils ne le respectaient pas, toute leur famille était punie ou tuée. Ils étaient entre le marteau et l’enclume. Ils n’avaient pas fait d’études mais c’étaient des gens bien.

 

Un jour, une information est tombée selon laquelle un groupe de fuyards traversaient notre commune. Un groupe de jeunes avait mission de monter la garde à tour de rôle pour les attraper. Je l’ai fait mais, quand mon tour est arrivé, je dormais. J’avais décidé de les laisser passer si je les voyais.

 

Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé en France ?

Peu après l’arrivée des vietnamiens dans le village, mon frère très malade et la femme venait d’avoir un bébé. Ma mère a donc été obligée de rester avec sa belle-fille.

 

Je suis venu seul en France, sans ma mère.

 

Moi, j’ai été impliqué dans une histoire assez grave avec l’armée vietnamienne.

A cette époque-là, certains dirigeants Khmers Rouges fuyaient pour échapper à l’armée vietnamienne.

 

Un jour, l’armée vietnamienne descend dans notre village pour attraper des K.R ; que tout le monde sait qu’ils sont responsables de pas mal de la mort. Alors, leurs familles nous demandent à nous, le Nouveau Peuple, d’écrire un mot, le porter à la caserne vietnamienne, pour attester leur bonne foi (même si c’est faux).

Que voulez-vous que je fasse ? Je m’en occupe, avec l’aide d’une dame qui parle vietnamien et d’un monsieur qui nous donne des idées sur ce qu’il faut écrire.

Le jour, l’armée vietnamienne vient surveiller ce qui est en place, mais elle rentre dans sa caserne le soir. Alors, les Khmers Rouges viennent dans le village pour se ravitailler. Ils ne nous touchent plus mais…nous restons sur nos gardes, de jour comme de nuit.

 

Une fois la lettre prête, on l’amène avec les membres des familles Khmers Rouges vers la caserne. Je dis : ”Au lieu d’y aller tous en groupe, demandons un entretien au chef.” Nous y allons donc à quatre, avec la dame interprète vietnamienne, et nous expliquons notre démarche au commandant.

 

- Allez-vous vous réunir dans une salle de classe de l’école ? J’arrive. Décide celui-ci.

Nous ne sommes pas tranquilles, quelque chose cloche, mais on ne pouvait pas ne pas le deviner.

 

Il entre dans la salle en tapant les mains sur les tables et criant à tue-tête des paroles incompréhensibles. Pendant ce temps-là, les soldats armés encerclent l’école, leurs armes pointées sur l’assemblée. Ils cherchent les responsables de la lettre. Ils me font sortir, les mains attachées derrière le dos. Deux soldats armés pointent leurs fusils sur moi. Au moindre geste, ils me tuent.

 

J’ai envie de crier ma haine envers ces viets. Je suis dehors, à attendre sous un soleil de plomb, tenu en joue par deux soldats. J’entends des cris confus.

Finalement deux autres amis, qui ont fait le courrier avec moi, me rejoignent, les mains attachées derrière le dos. C’est la fin pour nous : nous avons échappé aux Kmers Rouges pour être tués par les Vietnamiens.

 

Au bout d’un moment, les gens sont renvoyés au village et le commandant vient lui-même nous détacher. On nous apporte à manger, une collation somptueuse. Il nous ordonne de rapporter à l’armée vietnamienne ce qu’il se passe le soir dans le village, les mouvements des K.R.

 

Si je refuse, je ne peux plus vivre dans ce village. Mes deux amis décident de rester mais moi, je décide de me sauver.

 

Les Vietnamiens nous interdisent de quitter le village parce que, grâce à nous, ils savent ce que font les Khmers Rouges. Nous sommes leurs yeux. Mais faire le rapport, c’est désigner aux Vietnamiens les Cambodgiens qu’ils vont fusiller. Je ne peux pas vivre comme ça.

 

A la frontière avec la Thaïlande, les réfugiés sont refoulés parce que l’ONU n’a pas respecté le délai imparti pour payer les Thaïlandais. Je dis à ma mère que je pars, et profite de l’exode des réfugiés qui transitent par la région. Je mettrai trois mois, je crois, à traverser la région pour remonter plus au nord en passant par la forêt, comme vous avez vu dans le film “La Déchirure”.

Je reste encore un ou deux mois.

 

J’arrive en France en novembre 79. Pourquoi j’ai choisi la France ? A cette époque, je maîtrise déjà assez bien le Français.

Les Etats-Unis, ça ne me dit rien. Mon avenir a été détruit en grande partie à cause des Etats-Unis. Les dirigeants khmers n’ont pas su assurer un bel avenir à leur population, mais les Etats-Unis y sont également responsables.

 

Vous avez été accueilli ici dans un processus de…

Non ; je suis arrivé les mains vides. Je suis venu avec une famille que je connaissais. Cette famille a été accueillie par sa propre famille. Certains réfugiés ont été reçus dans des familles d’accueil ou par des structures comme la Croix-Rouge. Ce n’est pas mon cas. Après ce que j’avais vécu, je voulais me mettre au travail, faire n’importe quoi pour survivre. En voyant les personnes qui balayaient ou qui faisaient le ménage à l’aéroport de Roissy, j’ai pensé que ça me ferait vraiment plaisir d’avoir un boulot comme eux.

 

Puis, j’ai voulu reprendre mes études. Je me suis inscrit à l’université de Besançon. Comme je n’avais pas de toit, le CROUS m’a attribué une chambre. Mais je me suis heurté au problème financier : soit je me nourrissais, soit je faisais des études. J’ai donc quitté l’université.

 

En gros, j’ai toujours travaillé à partir de 1980, à part quelques périodes de chômage. Après on se marie, on a des enfants, on ne parle plus de formation.

En arrivant ici, à Stan, j’ai demandé à bénéficier de la formation continue. Je courais entre le bureau et le CNAM mais peine perdue ! J’étais trop fatigué. Il fallait vivre et faire vivre la famille.

 

Quel âge ont vos enfants ?

33, 32 et 29 ans. J’ai trois enfants.

 

Vous leur parlez de tout ça ?

Ma fille en a fait un dossier que les élèves doivent rendre à la fin de l’année, en classe de première.

Ils n’en parlent pas beaucoup mais ils écoutent, tout simplement.

 

S’ils vous posent des questions, vous leur expliquez ?

Oui. Je ne sais pas… Ils ne veulent pas voir pleurer leurs parents. Surtout ma femme, quand elle raconte des choses à ses enfants, on voit que la blessure ne se ferme pas. Je ne crois pas qu’ils doutent de ces événements... Dans le monde d’aujourd’hui, il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles !

Est-ce que je peux prendre en photo juste le bandeau des yeux ?

Je ne préfère pas. On doit faire très attention en ce moment, avec la tension actuelle. L’Europe et les Etats-Unis font pression sur le gouvernement de Phnom Penh. Un dirigeant de l’opposition est assigné à résidence comme la dirigeante birmane ; d’autres sont en fuite à l’étranger. Le gouvernement les accuse de lui mettre des bâtons dans les roues, au lieu de travailler à un meilleur avenir pour le pays.

Même quand je téléphone à ma famille, j’évite à tout prix de parler de ça.

 

Par quel nom puis-je vous désigner ?

Vous pouvez mettre le nom du village où j’ai vécu : Phum Khnor. Khnor, c’est le jaquier, le fruit ou l’arbre.

 

Dans le village où j’habitais, de ma génération, je suis le seul étudiant à avoir eu la possibilité de faire des études. Il n’y en a pas d’autres.

 

Dans ma classe, nous étions une quarantaine. Quand je suis rentré à Phnom Penh, en 2006, je n’ai retrouvé que deux amis. Tous les autres… Il y en a une qui habite ici, en France ; je la vois de temps en temps. Un autre est maître de conférences à l’université, à Paris. La chance qu’il ait eue, c’est que son père travaillait à l’ambassade de France. Au moment de quitter le Cambodge, la France amène certain membre des familles de son personnel.

bottom of page